Interview d’Anne Fretel, économiste à l’Université Lille 1, chercheuse au Clersé, associée à l’IRES.
Existe-t-il selon vous un lien entre droit du Travail et emploi ? Plus précisément, le droit du Travail actuel constitue-t-il un frein à l’embauche ?
Un des arguments mobilisés par des économistes libéraux est qu’il existerait une relation positive entre le niveau de la législation protectrice de l’emploi (LPE) et celui du chômage, autrement dit, la LPE détruirait des emplois. Or le consensus qui émerge sur la base des études empiriques est l’absence d’un tel lien. L’OCDE elle-même a bien été obligée de le concéder.
Si en 1994 l’institution plaidait pour la mise en place de réformes structurelles visant à baisser le niveau de LPE, dix ans plus tard, elle constate que si les indicateurs de LPE se sont « améliorés » dans la plupart des pays (c’est-à-dire que le niveau de protection a été réduit), aucun effet sur le niveau du chômage ne peut pour autant en être inféré. Et aujourd’hui au sein de l’institution, certains de ses économistes soulignent même les effets positifs de la LPE1 : outre le fait que la réduction de la LPE peut avoir un effet récessif via le canal de la demande (par exemple si ces réformes renforcent la modération salariale), la déstabilisation des institutions du travail conduit également à de moindres performances économiques car des salariés moins protégés sont moins productifs.
Au-delà des débats entre économistes, les employeurs eux-mêmes ne considèrent pas que le droit du travail soit un des principaux freins à l’embauche. Quand on les interroge ils déclarent que c’est avant tout l’incertitude économique – c’est-à-dire le manque de visibilité sur leur carnet de commandes – qui constitue le principal frein au développement de leur activité.
Quel regard portez-vous sur les modifications apportées par la loi El Khomri de 2016 et sur les premiers éléments de contenus des ordonnances en cours de préparation ?
Les lois et ordonnances récentes sont la mise en musique d’un projet libéral qui à travers quatre orientations modifient considérablement les rapports de force dans l’entreprise en défaveur des salariés :
la remise en cause de la hiérarchie des normes (primat du droit conventionnel sur le droit réglementaire),
la remise en cause du principe de faveur (possibilité pour un accord d’entreprise
d’être contraire aux dispositions du contrat de travail d’un salarié et de lui imposer le résultat de la négociation),
le primat accordé à la négociation d’entreprise,
la mise hors-jeu de tiers régulateurs (l’État, le juge, les collectifs salariaux).
Dans le fond, contrairement au discours avancé pour justifier les réformes, celles-ci ne sont pas une déréglementation (c’est-à-dire une réduction de la quantité de droit) mais une autre réglementation : sous couvert d’un discours prônant « l’autoréglementation conventionnelle », c’est en fait « l’autoréglementation unilatérale » de l’employeur (son autonomie) qui est renforcée.
Quelles seraient les pistes d’amélioration du droit du Travail, dans le sens d’une protection renforcée des salariés ?
Le droit du travail est un droit vivant dont le contenu et l’orientation dépendent pour une part des rapports de forces. Renforcer le droit des salariés suppose donc déjà de pouvoir inverser le rapport de forces qui leur est défavorable depuis 40 ans. Au-delà de cette condition politique, c’est aussi mieux saisir ce qu’est « l’entreprise ». Historiquement, le droit du travail s’est construit en même temps qu’a émergé la grande entreprise intégrée, il s’est positionné par rapport à ses logiques. Renforcer aujourd’hui les droits des travailleurs (y compris ceux qui s’apparentent à des salariés) suppose de mieux saisir les nouvelles formes de mobilisation du travail issues des nouvelles formes d’organisation des entreprises (entreprise réseau, sous-traitance, valorisation boursière court-termiste, etc.) pour identifier des points d’imputation qui produiront une nouvelle régulation.